Me Mamadou Ismaila KONATE

Covid-19 : Rester chez soi ?

Abdoullah Cissé
Habitant de la terre

 

« L’important n’est pas de convaincre mais de donner
à réfléchir », Bernard Werber

Les difficultés constatées au sujet de l’opportunité et la nécessité du confinement font penser au « paradoxe ’Abilène ». L’auteur Jerry B. Harvey y voit la situation dans laquelle plusieurs personnes prennent une décision d’un commun accord alors qu’aucune ne la trouve appropriée mais que leur décision est motivée essentiellement par la volonté de ne pas rompre l’équilibre du groupe. Ce qui semble signifier que le groupe est plus important que ce qu’il vit.

Cette situation psychosociale très fréquente dans les cercles de famille devient de plus en plus l’apanage de certaines administrations qui empruntent au communautarisme, ses tactiques de survie au prix du sacrifice des intérêts des
populations qu’ils sont censés servir. « Préférer la force de l’argument à l’argument de la force, telle devrait être la devise de toutes les sociétés » car « la justice sans la force est impuissante, la force sans la justice est tyrannique » comme le relevait si pertinemment Blaise Pascal.

Notre pays est en état d’urgence doublé d’un couvre-feu. La situation créée par la pandémie du coronavirus est d’une gravité présentant un caractère de calamité publique pour justifier la déclaration de l’état d’urgence. En pareilles circonstances, les autorités publiques peuvent réglementer ou interdire la circulation des personnes, des véhicules ou des biens dans certains lieux et à certaines heures ; interdire le séjour dans tout ou partie dans des zones définies, à toute personne cherchant à entraver de quelque manière que ce soit l’action des pouvoirs publics interdire, à titre général ou particulier, tous cortèges, défilés, rassemblements et manifestations sur la voie publique. L’option est encore ouverte pour aller plus loin car « l’autorité administrative compétente peut ordonner l’assignation à résidence dans une circonscription territoriale ou une localité déterminée à toute personne dont l’activité s’avère dangereuse pour la sécurité et l’ordre publics ou qui cherche à entraver l’action des pouvoirs publics » (article 5, Loi n° 69-29 du 29 avril 1969 relative à l’Etat d’Urgence et à l’Etat de Siège).

Assigner une personne à résidence ou la confiner consiste à la forcer à rester dans un espace limité, autrement dit à rester chez elle. Il s’agit d’une mesure qui se traduit par une limitation de la liberté de mouvement ou liberté locomotrice, d’aller et de venir (dem- dikk en wolof), une limitation imposée par l’autorité publique lorsque les
déplacements contribuent à l’aggravation de la situation-problème qu’on cherche à résoudre ou à dissoudre.

Relativement au confinement, l’appréciation est très délicate au regard des paradoxes qui retardent la prise de décision. Faute de prendre une décision réfléchie, « tout le monde ira à Abilène sans le vouloir », c’est-à-dire qu’un consensus se créera autour d’une solution qui s’imposera non pas parce qu’elle est souhaitée mais parce  que personne ne voudrait se signaler en se mettant en marge du « consensus national » dont le contenu est inconnu de tous.

Se poser les bonnes questions peut permettre de dépasser les paradoxes et éclairer
la décision.

1. « Chez soi », c’est où ?

« Confiner une personne », « l’assigner à résidence », lui demander de « rester chez elle » sous peine de sanction, voilà une expression à contenu très variable qui rend difficile l’application d’une loi générale tant elle renvoie à une infinité de situations.

Cette règle pour être valide, suppose d’une part que tout le monde ait un « chez soi », c’est-à-dire plus qu’un domicile, une résidence ou une habitation et d’autre part, que personne n’utilise la rue comme chez soi.

Et comme le rappelle une règle d’interprétation bien établie, « on ne distingue pas là où la loi ne distingue pas ». Tout le monde est ainsi logé à la même enseigne. Il devient dès lors difficile de mettre sur un même pied celui ou celle qui a un « chez soi », l’occupant ou le locataire précaires qui peuvent être déguerpis ou expulsés pour raison valable, les personnes hébergées ou confiées au nom de la solidarité ou de la téranga, les personnes qui ont « élu domicile dans la rue » faute de mieux.

Le système d’organisation actuelle du travail basé sur la rentabilité au détriment de l’épanouissement oblige les employeurs comme les employés à passer plus temps sur les lieux de travail que dans les maisons. Pour que le système fonctionne correctement, les enfants sont confiés aux écoles et aux universités qui jouent aussi le rôle de garderies publiques. De la même façon, de nombreuses personnes pour des raisons diverses passent plus de temps dans les lieux de culte que dans les maisons.

A cela s’ajoute les personnes qui ignorent la notion de « chez soi » et qui ne connaissent que « chez nous » ou « chez eux » en raison de leur culture, leur mode organisationnel de type communautaire, leur pouvoir d’achat, leur état de santé, leur handicap ou la peine qui les frappe etc. Ces personnes vivent souvent en groupe, par choix ou par nécessité. Ces regroupements dans certains quartiers sont la source de l’animation des rues, qui sont en réalité les prolongements naturels des maisons (cour, cuisine, salons, toilettes, abris pour les animaux domestiques etc.).

Certaines formes de cohabitation pour les familles élargies (multi-étages), les ménages polygamiques de droit ou de fait rendent illusoire, en raison de la promiscuité qui les accompagne, la notion de chez soi.

Pour certains, « chez soi » n’est pas un lieu neutre, ni réel : tantôt, il peut être un havre de paix, un paradis, un refuge, un espace intime ; tantôt, il est synonyme de prison dorée, de calvaire, de risque, d’enfer notamment pour les victimes des violences conjugales, des violences et abus sexuels, de la maltraitance.

Le confinement en restreignant la mobilité, peut fausser l’équilibre dans certains ménages en imposant ou en amplifiant les effets pervers d’une cohabitation non désirée. Alors, toutes ces populations se posent légitimement la question de savoir pour quelle raison majeure on leur demande d’aller à un endroit si mystérieux qu’ils n’ont jamais visité et surtout d’y rester : « chez soi » !

2. « Rester chez soi », pour quoi ?

La raison majeure, c’est la progression fulgurante et effrayante du Covid-19. Le virus en question se déplace en utilisant la personne humaine comme son moyen de transport. Sa propagation et son maintien sont étroitement liés aux déplacements des personnes. Pour le combattre, les services de santé ont besoin que soient réduits à leur plus faible expression les mouvements des personnes et des populations. Le fait de ne pas limiter les déplacements et des regroupements publics comme privés, peut menacer la vie des personnes humaines en les exposant au développement exponentiel de la maladie.

En acceptant de rester chez soi, la personne raisonnable décide d’agir au mieux pour ne pas être instrumentalisée par le virus comme son moyen de transport, comme réceptacle et vecteur de transmission de la maladie.

Un pays en développement peut avoir quelque difficulté à mobiliser les ressources nécessaires pour tester toute sa population, ce qui lui aurait permis d’éviter le confinement ou de le limiter à des zones. En l’absence de moyens, c’est le bon sens qui pourrait départager : n’est-il pas préférable d’imposer le confinement total en jugulant au mieux ses effets pervers au lieu de laisser la maladie progresser en sachant que l’offre de services sanitaires ne pourra pas satisfaire toute la demande ?

« Entre deux inconvénients, il faut choisir le moindre ».

En imposant aux populations de rester chez elles, le risque de propagation est amoindri, circonscrit, les circuits  d’hygiène contrôlables, les flux vers les hôpitaux mieux maitrisés. Cette préoccupation d’ordre public sanitaire au service de la préservation de la vie devrait prévaloir sur toute autre considération (économique, religieuse, familiale, culturelle etc.) car elle est conforme au bon sens, à l’éthique ainsi qu’à l’esprit de toute religion ou spiritualité.

Le pourquoi du confinement semble relever davantage de la conscience que de la simple connaissance. Il s’agit d’une question de vie (enjeu vital) ou de mort (enjeu létal). Rester chez soi donne plus de chance de ne pas être contaminé par le virus.

Dans l’histoire du Sénégal, c’est la 3ème fois que l’état d’urgence est proclamé (après ceux dictés par les événements de 1968 et 1988). Cela veut dire que la majorité des Sénégalais composée de jeunes peut ne pas en avoir une idée claire. Au lieu de les juger, il est possible de les accompagner par de la sensibilisation et de la communication adaptées. Lorsqu’une personne a peur, elle a besoin d’être accompagnée et rassurée. En revanche, si elle est jugée, réprimandée ou moralisée, sa peur peut se transformer en panique, réduisant au passage sa lucidité et pouvant entrainer des comportements dommageables et regrettables. Alors, comment s‘organiser au mieux ?

3. « Rester chez soi », comment ?

« Quand c’est urgent, il est déjà trop tard » disait Talleyrand. Il est urgent d’anticiper la résilience et d’élaborer une véritable politique publique qui au-delà des questions sanitaires, va englober tous les services publics d’importance vitale : l’alimentation, l’hygiène, l’environnement et tous les services supports et permettre de s’engager
résolument dans la transformation numérique.

L’état d’urgence offre une opportunité extraordinaire pour promouvoir le commerce électronique, les moyens de paiement numérique, le télétravail, la télémédecine, la formation ouverte et à distance, la dématérialisation des procédures et formalités administratives (et bien sûr l’accès universel au haut débit) et faire de la république numérique une réalité. L’expertise nationale nichée dans les start-up et les organisations nationales en matière de technologies numériques appliquées à tous les domaines de la vie économique et sociale (notamment en matière d’interopérabilité, de big data, de systèmes d’information, de cybersécurité etc.) peut être véritablement mise à profit.

Il faudra cependant ne pas baisser la garde et continuer à sauvegarder la vie privée des personnes, garantir la sécurité numérique et lutter contre la cybercriminalité (fraudes sous toutes leurs formes, la manipulation de l’information notamment) car il n’est pas encore possible de confiner efficacement les cyberdélinquants.

Une attention particulière devrait être accordée aux enfants de la rue, aux personnes nécessiteuses qui vivent de la solidarité humaine, aux personnes sans domicile fixe pour éviter que le confinement ne soit une mesure d’asphyxie silencieuse. Dans un souci de prévention responsable, des circuits de distribution alimentaire doivent être
organisés, les structures d’accueil et d’assistance multipliées à temps, sur l’ensemble du territoire notamment pour les victimes des violences conjugales ou sexuelles, pour les enfants de la rue, pour les personnes sans abri, en réquisitionnant stades et autres infrastructures à large espace, qui peuvent être aménagés le temps de la crise. Il sera
procédé naturellement à des tests rapides systématiques avant accueil dans les centres d’abri, facilitant le confinement dans d’autres espaces de personnes malades.

Ce serait très dommage qu’en voulant prévenir la mort par le coronavirus, on cause la mort de personnes qui en temps normal auraient pu être sauvées.

Avec l’apprentissage du confinement, ce sont de nouvelles manières de vivre qui vont voir le jour et qui iront en s’approfondissant : nos manières de protéger l’environnement, de vénérer le sacré dans l’intimité de nos coeurs, de nous aimer, de servir l’autre, de nous occuper de la propreté des corps et des biens qui nous sont confiés, de nous alimenter, de communiquer, de jouer, d’étudier, de travailler, de faire le commerce, de préserver le bien public. Si nous nous y engageons volontairement et à temps, nous vaincrons sans nul doute le coronavirus et au-delà, la civilisation qui en émergera aura le doux parfum d’une grâce.

Source : ACISSE_Rester chez soi_20200331VF.pdf

Mamadou Makadji

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