Les élections des députés à l’Assemblée nationale du Mali devaient initialement se dérouler les 28 octobre et 18 novembre 2018. Elles ont été reportées d’un mois en raison d’une grève des magistrats qui avait entrainé le rallongement des délais fixés pour le dépôt des candidatures.La Cour constitutionnelle est alors intervenue pour reporter finalement le scrutin à avril 2019, prorogeant ainsi de six mois le mandat des députés . À cette occasion, elle a jugé les difficultés qui entravaient la bonne organisation des législatives comme ayant le » caractère de force majeure « . Elle a également retenu » la nécessité d’assurer le fonctionnement régulier de l’Assemblée nationale « .
La finalité de cette décision de la Cour n’a pas échappé aux observateurs les plus avertis. Pour ces observateurs, il s’agissait pour la Cour, à travers cette décision, de donner plus de temps aux autorités gouvernementales afin qu’elles organisent mieux le scrutin et, surtout, qu’elles arrivent à mener jusqu’à leur terme, les réformes politiques et institutionnelles prévues par l’accord de paix de 2015.
Il reste qu’au plan du droit et des valeurs démocratiques, cette décision est des plus préoccupantes, et cela, tout d’abord, parce qu’elle défie la légalité constitutionnelle et les règles élémentaires de la démocratie.
En effet, en statuant comme elle l’a fait, la Cour constitutionnelle a placé l’État malien en situation de manquement par rapport aux engagements pris à travers la Charte africaine de la démocratie, des élections et de la gouvernance et à travers le Protocole de la Cédéao sur la démocratie et la bonne gouvernance, deux textes qui prescrivent le respect de la durée des mandats électifs politiques et la tenue régulière des élections » aux dates ou périodes fixées par la Constitution et les lois électorales « .
Au surplus, la Cour constitutionnelle porte atteinte, à travers sa décision, à un des droits constitutionnels les plus essentiels, à savoir le droit de suffrage, dont elle anéantit la portée effective pour les Maliens.
Pour mémoire, le droit de suffrage est cet attribut qui permet aux citoyens d’un État de voter pour exprimer leur volonté, à l’occasion d’un scrutin. Au plan pratique, il confère aux citoyens la prérogative et la capacité d’élire leurs représentants aux fonctions gouvernantes, et de décider eux-mêmes par voie de référendum en répondant à une question posée par la gouvernance. Les démocraties modernes considèrent le droit de suffrage comme le premier droit civique.
La violation de ce droit est grave au point que cette violation devrait inéluctablement emporter sanctions. On ne peut donc que s’interroger face au silence observé par l’opposition politique malienne à la suite de cette laborieuse décision de la Cour constitutionnelle, critiquable à tous égards.
A vrai dire, ce silence est plus parlant qu’il n’y paraît. Il dénote une complicité coupable entre les acteurs, entente illicite entre les partis politiques consolidée et une collusion manifeste de la Cour constitutionnelle.
Voilà ce droit fondamental allégrement sacrifié sur l’autel des calculs et des intérêts politiques égoïstes au détriment du droit et de la gouvernance politique.
Ainsi va la réalité dans notre pays : dans l’arène, les hommes politiques de la majorité et de l’opposition, opposés le jour, se donnent la main dès le coucher du soleil, pour s’adonner la nuit tombée, à leur jeu sordide préféré : » la négociation-partage-gâteau-politique ! « .
La décision de la Cour constitutionnelle montre que ceci est fait en parfaite et totale intelligence avec cette dernière institution qui a choisi, plutôt que réguler, de » masquer » ces attitudes et comportements qui violent le droit, pour procéder à la validation du butin » négociation-partage-gâteau-politique « .
Sans égard aucun vis-à-vis de l’électeur, ni cohérence aucune vis-à-vis des actes d’encadrement du processus électoral, les Avis de la Cour constitutionnelle en viennent à contredire ses Décisions et c’est là un paradoxe dans son cas.
Par une telle attitude, l’on veut donner l’apparence au pays et l’illusion aux autres que l’objectif est et demeure l’encadrement juridictionnel parfait des processus électoraux et politiques.
Il en est tout autre !
On a parlé plus haut d’entente illicite, de quoi est-il question concrètement ?
Il s’agit de la situation dans laquelle partis de la majorité et de l’opposition s’entendent pour faire alliance en vue de se partager entre eux les sièges de députés en l’occurrence- à travers des jeux d’appareils, loin de la volonté exprimée par les électeurs à travers leurs votes.
Telle est la situation du Mali.
Concrètement, la lecture des listes validées par la Cour constitutionnelle pour les élections législatives fait apparaitre que l’URD (principal parti de l’opposition malienne dont Soumaïla CISSE, chef de file de l’opposition, est le Président) est en alliance directe avec le RPM (principal parti du gouvernement dont est issu le Président de la République) dans au moins 25 circonscriptions électorales. Cette alliance devrait permettre à ces deux partis politiques de se répartir en cas de victoire fort probable pas moins de 90 députés.
Sans compter que ce parti d’opposition est par ailleurs en alliance avec bien d’autres partis de la » majorité présidentielle » autour du parti RPM.
L’alliance d’une telle importance et d’une telle ampleur est d’autant plus étonnante qu’elle survient entre les deux prolifiques qui sont » chefs de file » de la majorité et de l’opposition. Ces deux partis apparaissent donc comme des partis alliés plutôt que comme des organisations opposées.
Pour rappel, l’élection des députés n’est pas une élection locale mais nationale. Dans ce type d’élection, les combinaisons et les alliances politiques ne sont envisageables qu’entre partis alliés.
Quel regard porter sur de telles ententes en droit et du point de vue des principes démocratiques ?
Dans l’absolu, les ententes entre partis politiques ne sont pas répréhensibles en elles-mêmes, car elles sont une des manifestations de la liberté d’action des organisations politiques dans un régime démocratique.
Cette liberté a toutefois une limite. Les ententes ne doivent pas être trompeuses pour l’électeur et porter atteinte à la liberté de choix de celui-ci. Sont donc illicites, parce que contraires au principe démocratique, les ententes qui ont pour but ou effet de neutraliser la compétition électorale ou d’en fausser substantiellement le jeu. En pratique, elles constituent une double violation directe de la Constitution du Mali : d’abord en ce que celle-ci prescrit la libre expression du suffrage en son article 27 de la Constitution, combiné avec ses art. 33 al. 2 et 61), ensuite en ce qu’elle impose aux partis politiques l’obligation de respecter le principe de démocratie (art. 28 al. 2 de la Constitution de 1992).
Il est intéressant à cet égard de noter que, ayant à apprécier des dispositions législatives tendant à organiser le regroupement de listes électorales au regard des dispositions similaires qui figurent dans la Constitution française du 4 octobre 1958, dispositions dont le Constituant malien s’est inspiré d’ailleurs, le Conseil constitutionnel français a jugé ce qui suit : » s’il est loisible au législateur, lorsqu’il fixe les règles électorales relatives aux conseils régionaux, d’introduire des mesures tendant à inciter au regroupement des listes en présence, en vue notamment de favoriser la constitution d’une majorité stable et cohérente, il ne peut le faire qu’en respectant le pluralisme des courants d’idées et d’opinions, lequel est un des fondements de la démocratie » (Décision n° 2003-468 DC du 3 avril 2003).Ce dont il se déduit que le pluralisme en matière électorale étant une expression fondamentale de la démocratie, toute disposition ou toute pratique tendant à restreindre substantiellement, à annihiler ou à fausser la compétition électorale emporte violation de l’obligation constitutionnelle édictée par l’article 28, al. 2.
Il est considéré généralement, et universellement dans les États démocratiques, que cette exigence de pluralisme recouvre aussi une autre exigence, celle de la libre expression du suffrage, autrement dit du libre choix de ses représentants, et qu’elle revêt une importance toute particulière dans le cadre des élections législatives. La Cour européenne des droits de l’homme juge ainsi que » la libre expression de l’opinion du peuple sur le choix du corps législatif ne saurait se concevoir sans le concours d’une pluralité de partis politiques représentant les courants d’opinion qui traversent la population d’un pays » (Cour EDH, Gde Chambre, 8 juil. 2008, arrêt Yumak et Sadak c. Turquie).
Dans le même sens, le Comité des droits de l’homme de l’ONU, dans son observation générale relative au droit de participation à la direction des affaires publiques, considère que l’article 25 du PIDCP doit être interprété en ce sens que » les personnes ayant le droit de vote doivent être libres de voter pour tout candidat à une élection et pour ou contre toute proposition soumise à référendum ou à plébiscite, et doivent être libres d’apporter leur appui ou de s’opposer au gouvernement sans être soumises à des influences indues ou à une coercition de quelque nature que ce soit, qui pourraient fausser ou entraver la libre expression de la volonté des électeurs. Ces derniers devraient pouvoir se forger leur opinion en toute indépendance, sans être exposés à des violences ou à des menaces de violence, à la contrainte, à des offres de gratification ou à toute intervention manipulatrice « .
Il suit de l’ensemble de ce qui précède que les ententes entre partis politiques qui ont pour objet ou pour effet de fausser ou d’anéantir le jeu normal de la compétition électorale portent atteinte au droit des citoyens à la libre expression de leur suffrage et sapent un fondement essentiel de la démocratie. Le juge des élections (la Cour constitutionnelle en l’occurrence pour les députés et le Président de la République) devrait en tirer toutes les conséquences, en annulant de telles ententes ou en annulant les élections qui se sont tenues dans ces conditions.
C’est précisément ce que la Cour constitutionnelle du Mali a manqué de faire, cautionnant par là même des ententes illicites au mépris du droit politique de suffrage des citoyens…
Ce n’est d’ailleurs pas le seul reproche que l’on pourrait faire à cette Cour dans son appréciation quant au contentieux électoral des dernières années. Elle a été, par deux fois, saisie de requêtes visant à obtenir l’ajournement du suffrage en vue de l’élection des députés à l’Assemblée nationale. Ces recours dénonçaient la violation des dispositions du code électoral par le décret de convocation du collège électoral.
Le droit soumis à l’appréciation de la Cour était le droit de participation à la direction des affaires publiques, protégé par l’article 25 du Protocole International des Droits Civiques et Politiques(PIDCP) et par l’article 13 de la Charte Africaine des Droits de l’Homme et des Peuples. Ces deux textes sont assortis des prescriptions plus précises en matière d’élections par la Charte africaine de la démocratie et par le Protocole CEDEAO sur la démocratie et la bonne gouvernance.
C’est ce droit qui a fait l’objet à la fois d’une violation directe et indirecte via la méconnaissance du principe de non-discrimination en matière électorale. La violation directe du droit résulte de ce que les citoyens établis dans les circonscriptions (nouvellement créés par la loi N° 2012-018 du 02 mars 2012) sont exclus de participer à la direction des affaires publiques ; la discrimination à l ‘encontre de ces citoyens dans l’exercice du droit en question est alors effective.
Serait-ce par frilosité ou dans un souci de limiter volontairement le champ d’investigation (blog de constitutionnalité) du juge que la Cour constitutionnelle s’abstient d’agir dans cet espace…alors même qu’elle pourrait et devrait plutôt étendre son champ d’investigation aux aspects tenant à la Constitution à proprement parler, mais au-delà, aux aspects spécifiques découlant des engagements internationaux de la République du Mali, mais aussi aux bonnes pratiques sous-régionales, régionales et internationales.
En guise de conclusion, voici le texte de mon tweet du 21 avril 2020 à 12:23 relativement à la qualité de la gouvernance et de la démocratie :
» La mauvaise qualité de la démocratie et de la gouvernance résulte de la faiblesse de la participation électorale et du contrôle citoyen de l’action publique, mais également de la fraude électorale systématique et de l’absence de régulation et de justice dans ce domaine « .
Par Mamadou Ismaila KONATÉ
Avocat à la Cour, Barreaux du Mali et de Paris
Auteur du » Guide Électoral et du Contentieux Électoral au Mali « Retrouvez ce texte sur notre site www.lindependant-mali.net
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