Par Mamadou Ismaïla KONATÉ
Avocat à la Cour, Barreaux du Mali et de Paris
Ancien Garde des Sceaux, ministre de la Justice
Résumé introductif
L’élection est au cœur de la légitimation démocratique. En Afrique, elle constitue à la fois un symbole d’émancipation politique et un théâtre de manipulation, de contestation et de fracture sociale. Les faiblesses structurelles du système électoral africain – de la fiabilité du fichier électoral à l’impartialité des juridictions, en passant par la régulation institutionnelle – révèlent une urgence démocratique majeure. Cet article propose une analyse critique des obstacles au suffrage sur le continent, enrichie de références historiques, d’exemples de bonnes pratiques et de pistes concrètes de réforme.
Introduction : Histoire, enjeux et réinvention du suffrage en Afrique
Depuis les années d’indépendance, le vote est présenté comme le fondement du contrat social postcolonial. Pourtant, l’élection, en tant que moment de vérité démocratique, a été précocement dévoyée : au nom de l’unité nationale, des régimes autoritaires ont étouffé le pluralisme, imposé des partis uniques et réduit le suffrage universel à une formalité. Dans bien des cas, l’électeur africain n’a jamais réellement été souverain.
Avec les transitions démocratiques des années 1990, le retour au multipartisme et aux élections pluralistes a suscité un espoir de transformation. Mais rapidement, les promesses ont buté sur de vieux démons : fichiers électoraux frauduleux, manipulations des institutions, exclusion de candidats, et justice électorale discréditée.
Aujourd’hui encore, alors que le suffrage universel direct est proclamé comme norme constitutionnelle, sa mise en œuvre effective reste entravée par de multiples obstacles. L’élection demeure le défi central de la construction démocratique en Afrique. Elle est le test de vérité du pluralisme, de l’alternance, de la responsabilité politique, et de la vitalité des contre-pouvoirs.
Toutefois, il serait réducteur de penser l’élection comme l’unique modalité d’expression de la volonté populaire. L’Afrique, riche de ses traditions communautaires, peut s’inspirer de formes complémentaires, telles que : les modes indirects de suffrage, les mécanismes consultatifs locaux, les référendums d’initiative citoyenne ou encore les pouvoirs délibératifs décentralisés. Ainsi, l’élection, tout en restant la voie principale d’expression de la souveraineté populaire, doit être pensée dans une logique élargie de participation citoyenne, ancrée dans les réalités sociales, culturelles et institutionnelles des sociétés africaines.
I. L’offre électorale : du discours au contrat politique vérifiable
En Afrique, le débat électoral reste souvent prisonnier de logiques de clientélisme, d’ethnicisation et de populisme. L’offre politique est rarement structurée autour de projets crédibles. Trop de candidats multiplient les promesses irréalistes, sans aucune base programmatique ni responsabilité post-électorale.
Exemple réussi : Ghana – IMANI Manifesto Tracker. L’institut IMANI évalue depuis 2012 les engagements pris dans les manifestes politiques ghanéens, les classe par domaine (économie, éducation, santé, etc.), et suit leur exécution. Ce mécanisme favorise un vote informé et met les partis face à leurs engagements.
Propositions :
– Imposer la publication d’un programme de campagne structuré comme contrat politique.
– Former les électeurs à l’analyse des offres politiques via des plateformes indépendantes.
– Mettre en place un registre des engagements électoraux contrôlé par une autorité indépendante.
II. La participation électorale : reconstruire la confiance et l’inclusion
Le taux d’abstention élevé dans plusieurs pays traduit la défiance croissante des citoyens. Cette abstention est souvent nourrie par un accès difficile à l’enregistrement électoral, l’absence de documents d’identité, ou l’insécurité généralisée.
Le socle du vote : l’identification de l’électeur. Il est impératif de disposer d’un identifiant électoral unique, fondé sur une biométrie centralisée, interconnectée à l’état civil.
Exemple : Afrique du Sud – Electoral Commission (IEC). L’IEC gère un registre permanent, actualisé, associé à un identifiant biométrique. Des campagnes massives de sensibilisation ont permis d’atteindre des taux d’enregistrement supérieurs à 80 %.
Propositions :
– Mettre en place un recensement biométrique obligatoire.
– Créer une carte d’électeur biométrique unique.
– Élaborer un système multi-canal de vote (présentiel, mobile, diaspora).
III. La fraude électorale : rompre avec la normalisation de l’illégalité
La fraude est rarement accidentelle. Elle est structurelle, systémique, et souvent planifiée. Elle touche la confection des listes, le scrutin lui-même et la centralisation des résultats.
Exemple : Kenya – Système KIEMS. Il permet une identification biométrique à l’entrée du bureau, une transmission numérique des résultats, et une publication en ligne des procès-verbaux.
Exemple hors Afrique : Inde – Machines de vote électronique vérifiables (EVM + VVPAT). Chaque vote est accompagné d’un reçu imprimé, conservé dans une urne scellée.
Propositions :
– Publier en ligne les résultats bureau par bureau.
– Généraliser l’observation électorale citoyenne.
– Imposer des audits techniques indépendants du système électoral.
IV. La régulation électorale : renforcer l’indépendance et la cohérence juridictionnelle
La régulation repose sur l’administration électorale, l’autorité administrative indépendante, et la justice (administrative, civile, constitutionnelle).
Exemple : Cour suprême du Kenya (2017). Elle a annulé une élection présidentielle pour irrégularités, illustrant une justice électorale courageuse et impartiale.
Exemple : Maroc. Le contentieux est réparti entre justice administrative, civile et constitutionnelle.
Propositions :
– Créer des juridictions électorales spécialisées avec des magistrats formés.
– Publier toutes les décisions sur une base de données nationale.
– Instaurer un code électoral autonome et accessible.
V. Vers une justice électorale communautaire : la CEDEAO comme ultime recours
Quand les juridictions nationales sont partiales ou inefficaces, il faut envisager une juridiction supranationale.
Proposition de réforme : la Cour électorale de la CEDEAO. Une chambre spécialisée au sein de la Cour de justice de la CEDEAO statuerait sur les contentieux majeurs, garantirait les standards électoraux et prononcerait des injonctions contraignantes.
Références utiles :
– CEDH (article 3 du Protocole n°1).
– Cour constitutionnelle andine (Bolivie, Équateur, Pérou).
Propositions :
– Élaborer un Protocole CEDEAO sur la justice électorale régionale.
– Permettre la saisine individuelle des électeurs ou partis lésés.
– Doter la Cour d’un pouvoir d’injonction contraignant.
Conclusion
L’élection n’est pas un moment de théâtre, mais un mécanisme de responsabilité collective. L’Afrique ne doit pas renoncer à l’idéal du suffrage. Elle doit en élever les standards, en renforcer les garanties et en diversifier les formes.
Le vote ne doit plus être une ruse de légitimation, mais un acte de souveraineté populaire. Il est temps que le suffrage devienne une vérité, et non un artifice.
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