Me Mamadou Ismaila KONATE

Lettre d’outre-tombe : À QUI DE DROIT

Fauché par la glorieuse depuis ce mois de décembre 2018, à quatre-vingt-dix ans pas vraiment révolus, je suis habité plus que préoccupé par ce qui se passera après moi. Jusqu’au moment de rendre mon dernier souffle et avant même de tourner le dos à la vie d’ici-bas, j’ai été incapable de comprendre que tous les fils et filles de cette glorieuse nation aient été incapables d’arriver à bout de cette troublante crise qui menace la survie de la nation… Le trouble qui s’est installé dans ce pays que j’ai vu grandir jusqu’aux indépendances et que j’ai servi comme j’ai pu m’était insupportable.

Le contexte sécuritaire de notre pays, particulièrement préoccupant depuis mon départ, au regard des conséquences néfastes de la longue et lancinante crise qui le frappe encore, et ce depuis 2012, l’expose, à mon avis et à bien des égards, sur de nombreux plans. Cela le rend surtout fragile, et très fragile à tout.

De mon point de vue, l’une des conséquences de cette situation est qu’elle impacte le tissu social, qui s’est considérablement dilaté. Entre autres, les revendications sociales, nombreuses et variées, sont loin d’être satisfaites, et les maigres ressources du Trésor Public restent depuis longtemps en deçà des demandes d’acteurs sociaux vindicatifs et déterminés. N’ont-ils pas d’ailleurs en très grande partie raison ?

Sur le plan communautaire, je trouve que les populations opposées les unes aux autres n’adhèrent plus qu’à des considérations identitaires, voire ethniques. C’est de plus en plus perceptible, tant elles sont fortes et exacerbées. De mon temps, ce n’était le plus souvent que de cette manière que cela se passait, mais ma vérité de l’époque a été le mensonge d’un moment puis la réalité des temps actuels… hélas !

Bien évidemment, comme on le voit avec ce monde, un tel contexte ne saurait épargner les obédiences religieuses, fortement dominées par des leaders qui, plutôt que de prêcher la bonne parole en dénonçant les déviances et les violations des règles de toutes sortes, donnent de la voix pour engager ou désengager au plan politique. Les fidèles compagnons de ces obédiences religieuses ont, par le passé, démontré leur capacité de grande mobilisation et leur potentielle détermination subversive dans un pays encore fragile. J’en ai souffert quelquefois et j’ai eu peur pour ce pays tout le temps qu’ils se sont fait entendre.

J’en ai déduit que ce pays et sa nation ont besoin que leurs dirigeants les inspirent plus qu’ils ne le font aujourd’hui. Leurs attentes premières demeurent, à mon avis, la justice dans toute sa quintessence et les efforts nécessaires pour améliorer ses capacités d’action. Elle doit faire preuve de plus d’autonomie, si ce n’est d’indépendance et de pugnacité, quand elle se mobilise contre la fraude, les détournements et la corruption, dont les méfaits obèrent fortement les moyens d’agir de l’État et des collectivités publiques. Il est vrai que, de mon temps, l’indépendance de la justice n’était pas plus significative que l’engagement du juge au service de son pays et de sa nation. Le Président Modibo KEITA affirmait à propos des juges que ces derniers « ne doivent pas être conduits, au nom de l’indépendance du pouvoir judiciaire et de la séparation des pouvoirs, à perdre de vue qu’ils sont d’abord et avant tout des militants de l’Us-RDA »… Question d’époque…

Pour autant, il est inadmissible et intolérable que les deniers publics en souffrance subissent autant d’atteintes à l’occasion de passations de marchés publics, de concessions et de délégations de services publics totalement biaisées. Ces transactions sont l’occasion de réaliser des ouvrages et d’exécuter des travaux publics hors normes et en deçà des prescriptions contractuelles. Des produits de consommation avariés ou contrefaits sont importés en toute illégalité et les droits de douane sont éludés. Il y a même de faux mandatements au niveau du Trésor Public et des caisses de règlement public.

Aucun contrôle ne vient à bout de ces situations, le contrôleur étant de mèche avec une bande de personnes qui agissent en parfaite entente avec des agents de l’administration publique. La collusion ne fait plus aucun doute, elle est même parfaite !

On m’a appris que les campagnes politiques, notamment électorales, sont financées par des rétro-commissions dont l’origine est aussi douteuse que l’objet qu’elles servent à financer.

C’est de cette manière, m’a-t-on dit, que des revenus importants, d’origine à la fois illégale et illicite, passent par les mains d’individus « protégés » par des « puissants du régime ». Ils échappent ainsi à tout contrôle fiscal, y compris les contrôles de blanchiment d’argent ou de flux financiers anormaux. Il n’y a plus aucune obligation de déclaration de revenus ou de patrimoine pour les agents publics. Ceux-là échappent à tout. Ils ne sont redevables de rien. Comme s’ils n’étaient plus des citoyens ordinaires de cette cité et de ce pays. En ce qui les concerne, la loi est en « sommeil ».

La justice rencontre toutes les peines à sévir contre les détournements, la fraude et la corruption. Elle est encore pour longtemps sous le joug de gens qui peuvent encore assurer à un procureur son maintien en place contre toute logique. La rançon est toute trouvée. C’est le classement sans suite de dossiers susceptibles d’être gênants pour tel ou tel acteur ou leader politique, souvent de premier plan. Curieusement, ces classements sans suite concernent d’ailleurs des affaires qui ne sont guère du ressort du procureur. Les aéronefs, les armements militaires, les engrais frelatés, les faux chèques de règlement des droits de douane, les pensions militaires constituent des cas de détournement de deniers publics et sont faussement classés sans suite.

Outre les classements sans suite, m’a-t-on dit, des mesures de suspension des poursuites ont été ordonnées ou instruites avec des remises en liberté sans paiement d’aucune caution. Cela n’a aucune base légale, mais aucune autorité nationale d’importance ne s’en offusque ou ne lève le petit doigt en guise de protestation énergique.

La conséquence est drastique sur les avoirs du Trésor Public dont le niveau ne suffit plus à financer les charges régaliennes de l’État. Les actions sociales en pâtissent, au détriment des pauvres gens sans soutien, loin de l’État. Ceux-là ont le temps de mourir. Et avant de mourir, j’en ai vu mourir avant moi, et des plus jeunes.

Et dire que tout ce qui est décrit là n’est guère ignoré de l’État et de ses serviteurs au plus haut niveau, dont le destinataire de cette missive d’outre-tombe.

Pour moi, si cela est vrai, les serviteurs de l’État se rendent coupables de graves violations de la loi et du droit. En suspendant par exemple la mise en œuvre de la procédure devant aboutir à la déclaration de patrimoine. En interférant dans les procédures judiciaires par-dessus la tête de la justice, pour instruire des mesures contraires à la loi. En repoussant des échéances électorales et également judiciaires, curieusement en même temps et au même moment. En encourageant des comportements et des attitudes aux antipodes de la vertu républicaine. En maintenant une représentation nationale sans plus grande légitimité. En laissant tous les jours des scandales prendre le dessus sur tout, y compris la rumeur.

De telles attitudes ne sauraient et ne devraient pas rester sans suite.

J’en appelle à des citoyens épris de justice et de paix pour agir en toute responsabilité et exiger que les pouvoirs publics observent scrupuleusement la loi et les règles de la gouvernance. La prise en compte systématique du seul intérêt général devrait déterminer l’ensemble des actes et des comportements publics. C’est ce que j’ai toujours demandé tant que j’en avais la force, et les moyens de me faire entendre.

Une chose était claire à mes yeux, mais pas autant apparemment aux yeux des observateurs, de la communauté internationale et d’une bonne partie de la classe politique. Je suis persuadé que notre pays subit encore au plan politique les conséquences désastreuses du dernier scrutin présidentiel. Je me souviens que j’avais appelé à son report. Mais les thuriféraires du régime avaient pensé le contraire. La mauvaise organisation du scrutin et le caractère infailliblement biaisé des résultats proclamés, puis validés au plan judiciaire, à la hussarde et sans débats judiciaires véritables, faute d’arguments sont à l’origine de la situation difficile que traverse notre pays. En allant à cette élection, les protagonistes étaient ou auraient dû être conscients que les choses étaient jouées à l’avance. Le succès n’était possible que pour ceux qui avaient la main à la poche. Il leur était plus facile de faire enlever le maximum de cartes d’électeurs par le minimum d’électeurs capables de voter, en « zone de guerre », à cent pour cent pour le gagnant.

Du coup, il était plus loisible de contester les résultats de ces élections que de les accepter. Et ces contestataires de jadis ? où sont-ils ? entre Canossa et Nioro !  

Les résultats du scrutin ont illusoirement institué des autorités nationales dont la légitimité n’en était pas une. Elle était contestée par des promus gagnants, à la victoire aussi incertaine que la défaite était certaine pour d’autres. Et le Mali s’est installé dans une crise postélectorale rendant improbable le règlement de cette autre crise qui date de 2012.

Un dialogue national tel qu’il est demandé, y compris par moi-même, peut être un véritable et nécessaire creuset, au parler vif, franc et sincère. Les Maliens en ont profondément besoin et envie.

L’histoire récente nous enseigne que les gens de ce pays ont souvent été montés les uns contre les autres, très souvent disloqués par des brouilles politiques à relents communautaires. En premier, avant les indépendances, puis durant les indépendances et jusqu’au premier putsch militaire qui a renversé le gouvernement dont je faisais partie, puis le second et le troisième qui, même s’il n’en était pas un, en avait tout l’air.

Simultanément à cette situation politique chaotique, un cycle infernal de rebellions aux contours sécessionnistes est venu mettre à mal l’unité nationale et la cohésion des communautés, plus au nord du Mali qu’au sud, dans un contexte de déflagration sociale.

Installer un dialogue national n’a de sens que lorsque les questions essentielles y sont posées, et les réponses adéquates non seulement apportées, mais suivies d’actions concrètes et efficaces.

Pour moi, et d’aussi loin que je vous parle, l’objectif d’un dialogue national doit aboutir au lancement d’un État fort puisque reconstruit et rebâti, d’une république vertueuse, puisque ses serviteurs devront respecter la chose publique et servir l’intérêt général, ce qui sera primordial. L’État et ses institutions doivent être le reflet de la culture malienne dans sa substance, résulter des sensations des Maliens et de leur environnement directe et véritable. Dans cette atmosphère où il fera bon vivre, la gestion de l’État et des affaires publiques doit nécessairement laisser de l’espace aux pouvoirs et acteurs locaux qui s’exerceront et s’affirmeront également à travers leurs coutumes, leurs traditions. La réalité des terroirs doit permettre de disposer de la terre, dont la gestion incombera dans une large mesure aux autorités capables de gérer en plus l’ensemble patrimonial commun en toute responsabilité et en totale transparence. La tutelle de l’État doit être affirmée. Seul l’État peut, au moyen de la péréquation, assurer la solidarité nationale nécessaire et utile.

Un dialogue national de large et vaste participation, d’échanges et de débats riches et variés permettra de bâtir le socle d’une nation rénovée et en parfaite cohésion, au sein d’un État fort, animé par des serviteurs désormais conscients des enjeux, de l’étendue de leurs engagements et de leurs responsabilités, exerçant le pouvoir et assurant la gestion efficace de l’État et des affaires publiques sur la base d’une légitimité acquise au terme d’un suffrage permettant une expression sincère et libre de citoyens volontaires et conscients.

Si cela est, croyez bien que de là où je suis en ce moment, je pourrai me rendormir et vivre mon trépas plus tranquillement que cela ne l’a été le cas jusque-là.

C’est à tout cela que je vous engage désormais, aux côtés de beaucoup d’autres.

Très bonne réception.

Respects !

Outre-tombe

Le 18 août 2019

Mamadou Ismaïla KONATE

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